La journée s’annonce déterminante pour la transition soudanaise, avec des mobilisations pro-civils et pro-militaires prévues jeudi. Des appels au calme ont été lancés et le général Abdel Fattah al-Burhane, à la tête des autorités intérimaires, a réitéré son attachement à la transition démocratique amorcée il y a deux ans.
Khartoum peut-elle être le terrain d’une possible épreuve de force entre camps rivaux au Soudan ? Les partisans du régime militaire tiennent un sit-in devant le palais présidentiel depuis ce week-end, tandis que les pro-civils appellent, jeudi 21 octobre, à une manifestation dans les rues de la capitale soudanaise. L’union sacrée qui avait prévalu entre eux, en 2019, contre Omar el-Béchir, semble avoir fait long feu.
Insistant pour la première fois sur « le partenariat entre civils et militaires », le général Abdel Fattah al-Burhane a semblé, mercredi soir, vouloir rassurer la Britannique Vicky Ford, en charge de l’Afrique pour la diplomatie de la Grande-Bretagne, ancienne puissance coloniale toujours influente au Soudan.
Les civils, partis, groupes rebelles et syndicats, réunis au sein d’une coalition, les Forces pour la liberté et le changement (FLC), sont parvenus à pousser l’armée, en 2019, à démettre l’autocrate après 30 ans de dictature. Aujourd’hui, cette coalition est divisée. Se détachant du canal historique – qui continue de revendiquer un transfert complet du pouvoir aux civils -, une faction mobilise ses partisans depuis samedi, et organise un sit-in annoncé comme « illimité » devant le palais présidentiel de Khartoum.
Forte de milliers de partisans qui réclament « un gouvernement militaire », la faction comprend aussi des militants, qui appellent à une reprise en main totale par le général Abdel Fattah al-Burhane. Les manifestants sont bien décidés à rester devant le palais présidentiel. Le canal historique des FLC prévoit, lui, une « manifestation d’un million de personnes » à Khartoum et dans les autres villes du Soudan, afin de réclamer la poursuite de la transition censée mener à des élections fin 2023 pour former un gouvernement civil.
Ces deux démonstrations de forces rivales font redouter des tensions, alors que le pays est englué dans un marasme politico-économique, et déstabilisé par une tentative de putsch il y a un mois.
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« Le Soudan a choisi une voie médiane »
L’escalade des tensions dans ce pays troublé de 40 millions d’habitants a déclenché de fortes inquiétudes dans la région et au-delà, mais les experts ne semblent pas surpris. Selon la professeure Natasha Lindstaedt, de l’université d’Essex, il est remarquable que la difficile transition soit allée aussi loin au Soudan, soulignant l’héritage toxique de trois décennies sous un régime autocratique.
« Omar el-Béchir était un dictateur, et en poussant son culte de la personnalité, il a provoqué le délabrement des institutions, laissant derrière lui un État faible et un vide institutionnel », explique-t-elle à France 24. « Avec ce type de régime, ce qui suit souvent est l’effondrement complet et le chaos, comme dans l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de [Mouammar] Kadhafi ou le Yémen de [Ali Abdullah] Saleh. »
Au lieu de cela, l' »entreprise monumentale » de l’éviction d’Omar el-Béchir a donné lieu à relativement peu d’effusion de sang – hormis la répression des manifestants en juin 2019 – et, jusqu’à présent, à une transition cahoteuse mais largement pacifique, note Natasha Lindstaedt, qui a notamment écrit sur les tentatives de transition de régimes autoritaires à des régimes démocratiques.
« Cela aurait pu tourner à la guerre civile, mais ça n’a pas été le cas », dit-elle. « Certains craignaient un plongeon dans le chaos à la libyenne ou une prise de pouvoir militaire, comme en Égypte. Finalement, le Soudan a choisi une voie médiane, même si l’unité entre civils et militaires est en grande partie une façade. » Signe que la rivalité ne faiblit pas, les deux camps ont tenu, mercredi, des conférences de presse simultanées.
Éviter les heurts à Khartoum
Le chef du Mouvement de libération du Soudan (MLS), Minni Minawi, désormais gouverneur du Darfour et l’un des chefs des pro-armée, a appelé à faire du « 21 octobre une journée de tolérance et non d’incitation à la violence ». « Nous refusons fermement les attaques ou le recours à toute forme de violence », a renchéri le ministre soudanais des Finances, Jibril Ibrahim, lui aussi chef des pro-militaire.
Au même moment, Ali Ammar, porte-parole des Comités de résistance des quartiers résidentiels – une organisation qui a joué un rôle-clé dans la « révolution » de 2019 –, a annoncé le choix d’un itinéraire pour la manifestation pro-civils, jeudi, afin d’éviter les heurts à Khartoum.
« Nous n’irons ni aux abords du palais présidentiel ni près du bâtiment du gouvernement », où la police a récemment dispersé des pro-armée, « pour éviter tout affrontement avec le sit-in comme certains (le) voudraient », a-t-il dit.
Alors que le gouvernement soudanais a déjà mis en garde contre toute « escalade », l’ambassade américaine à Khartoum a déclaré, mercredi, « encourager les manifestants au pacifisme ». Sur Twitter, elle a également « rappelé le soutien ferme des États-Unis à la transition démocratique au Soudan ».
« Un mariage difficile »
« Le gouvernement de transition a fait quelques progrès, par exemple, en négociant des accords de paix avec les rébellions, en matière de justice et de réconciliation, de libertés dans l’espace public et de prisonniers politiques », explique David Kiwuwa, professeur d’études internationales à l’université de Nottingham-Ningbo, contacté par France 24. « Mais, en fin de compte, ce sont les questions de pain et de beurre qui constituent la véritable préoccupation urgente. »
Après avoir précipité la chute d’Omar el-Béchir en 2019, la spirale des prix du pain – un déclencheur traditionnel des soulèvements populaires – peut-elle aider maintenant les militaires à renverser les dirigeants civils ?
Selon le professeur de la branche chinoise de l’Université de Nottingham , l’armée soudanaise hésitera à tenter le genre de prise de pouvoir qui a porté Abdel Fattah al-Sissi dans l’Égypte voisine, mettant brutalement fin à l’expérience démocratique du pays.
L’accord de partage du pouvoir au Soudan « a toujours été un mariage difficile », affirme David Kiwuwa. Et il ajoute : « Mais nous n’avons pas nécessairement atteint un point de basculement. Les militaires craignent toujours d’être vus en train d’écarter leur partenaire civil, ce qui signifierait l’échec de la révolution et déclencherait une colère généralisée. Elle a besoin de l’aide des civils ».
Pression internationale, notamment des États-Unis
À cela s’ajoute la pression internationale. Depuis plusieurs jours, Khartoum – dont la transition semble de plus en plus fragilisée – connaît un véritable ballet diplomatique.
Mercredi, le haut diplomate américain Payton Knopf a rencontré le Premier ministre, Abdallah Hamdok, qui a répété vouloir « aller au bout des objectifs de la révolution », selon un communiqué. Et cela, avant une visite, en fin de semaine, de l’émissaire des États-Unis pour la Corne de l’Afrique, Jeffrey Feltman, selon l’agence officielle Suna.
Washington a prévenu que toute prise de pouvoir militaire entraînerait un retour aux sanctions qui ont paralysé le pays sous le régime d’Omar el-Béchir, ainsi qu’une remise en cause de l’annulation de la dette et des financements internationaux qui figurent parmi les plus grandes réussites de la transition.
C’est actuellement ce Conseil de souveraineté, composé de militaires et de civils, qui supervise la transition avec le gouvernement emmené par le technocrate Abdallah Hamdok, un ancien économiste de l’ONU.
« Le Soudan est confronté à un problème existentiel, à savoir comment construire un Soudan pour tous les Soudanais », conclut David Kiwuwa. « Mais il faut d’abord parvenir à une certaine forme de consensus afin de comprendre quelles institutions construire. »
Avec AFP