Un rapport publié jeudi par Human Rights Watch documente un double massacre commis par des soldats burkinabè le 25 février 2024 dans deux localités du nord du pays. L’ONG rapporte que 223 civils, dont des femmes et des enfants, ont été exécutés. Il s’agit de l’une des pires tueries dans ce pays en proie à une spirale de violences terroristes depuis 2015.
L’armée burkinabè a exécuté au moins 223 civils, dont 56 enfants, le 25 février dans deux villages de la province de Yatenga dans le nord du pays, affirme Human Rights Watch (HRW) dans un rapport publié jeudi 25 avril et dénonçant une « attaque de représailles » après une série d’opérations meurtrières menées par des groupes terroristes.
Ce jour-là, des hommes armés avaient mené plusieurs attaques contre une mosquée à Natiaboani, une ville de l’est du pays, et une église à Essakane-Village, une commune située dans le Nord. Des opérations terroristes avaient aussi visé les forces de sécurité, notamment le détachement militaire de Tankoualou (Est), le 16e Bataillon d’intervention rapide (BIR) près de Kongoussi (Centre-Nord) et le Bataillon mixte dans la zone de Ouahigouya (Nord).
Selon HRW, ce dernier assaut, mené par des membres du Jnim (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al-Qaïda), a entraîné une violente action de représailles contre les villages de Nondin et Soro situés à une vingtaine de kilomètres du lieu de l’attaque qui a coûté la vie à une dizaine de Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), les supplétifs civils de l’armée.
« Vous êtes des terroristes ! »
S’appuyant sur des dizaines de témoignages, des photographies et des vidéos partagées par des survivants, l’ONG a été en mesure de reconstituer les événements tragiques de ce jour noir. Vers 7 h du matin, une attaque massive et coordonnée est lancée par des combattants islamistes contre la base militaire de Ouahigouya. La télévision burkinabè annonce que des soldats du Bataillon d’intervention rapide, une unité des forces spéciales impliquées dans les opérations de contre-insurrection, a pris en chasse les terroristes fuyant en direction de la ville de Thiou, située plus au nord.
Aux alentours de 8 h, plusieurs habitants de Nondin et Soro, deux villages qui vivent sous le joug des groupes armés, rapportent le passage de combattants criant « Allah Akbar ». Trente minutes plus tard, plus de 100 soldats burkinabè arrivent à moto, en pick-up et en voiture dans le quartier Basseré de Nondin, à proximité de la route nationale goudronnée.
Dans leur uniforme couleur ocre, caractéristique des forces armées du pays, les soldats commencent à frapper aux portes des maisons, exigeant de vérifier les pièces d’identité des villageois, qui sont ensuite rassemblés en plusieurs groupes avant d’être froidement exécutés.
Un homme de 61 ans ayant perdu 11 membres de sa famille dans le massacre raconte que des militaires masqués parlant en mooré – la langue la plus pratiquée du pays – « avec un accent de Ouahigouya » ont ordonné à ses proches de sortir de la maison. « Ils nous ont fait asseoir… et puis ils ont ouvert le feu sur nous. Ils nous ont tiré dessus comme ça, tuant tous les membres de ma famille. J’ai été blessé à l’aisselle parce que j’ai levé les mains pour demander ‘pitié’ et une autre balle m’a transpercé la cuisse droite. »
Cinq kilomètres plus loin, à Soro, ce scénario macabre se répète. « Ils nous ont séparés en groupes d’hommes et de femmes. Ils ne nous ont posé qu’une seule question : ‘Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus de l’arrivée des jihadistes ?’ Et ils ont ajouté, en se répondant à eux-mêmes : ‘Vous êtes des terroristes !’ Puis ils ont commencé à nous tirer dessus à balles réelles. J’ai reçu une balle dans la jambe droite et j’ai perdu connaissance. Je n’ai pas su ce qui s’est passé ensuite jusqu’à ce que des gens […] viennent m’aider. Il y avait des cadavres qui étaient tombés sur moi », témoigne une jeune femme de 32 ans.
La justice burkinabè dit mener l’enquête
Human Rights Watch affirme avoir obtenu deux listes de noms de victimes compilés par des survivants et d’autres personnes ayant aidé à enterrer les corps. Selon le décompte établi par l’ONG, les soldats ont tué 44 personnes, dont 20 enfants, dans le village de Nondin, et 179 personnes, dont 36 enfants et quatre femmes enceintes, dans le village voisin de Soro.
Interrogées au moment des faits par l’AFP, plusieurs sources sécuritaires avaient affirmé que la riposte menée par l’armée et les VDP après l’attaque de la base de Ouahigouya avait permis de « neutraliser plusieurs centaines de terroristes ». HRW affirme ne pas avoir été en mesure de confirmer la participation des VDP aux représailles contre les villageois de Soro et Nondin.
« En règle générale, les VDP et l’armée opèrent de manière conjointe. La difficulté est que les VDP portent le même uniforme. Il n’est donc pas toujours possible de les distinguer des autres soldats », précise Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste des mouvements jihadistes.
L’actuel président de la transition, le capitaine Ibrahim Traoré, qui a fait de l’amélioration de la situation sécuritaire sa priorité numéro un, a annoncé l’année dernière le recrutement de 50 000 de ces supplétifs civils. Un dispositif censé répondre à l’urgence sécuritaire dans un pays contrôlé à 40 % par des groupes terroristes, mais accusé d’alimenter les violences intercommunautaires.
Au lendemain des massacres de Soro et Nondin, le dépôt de plusieurs dépositions à la gendarmerie par des victimes et des proches de personnes décédées a conduit la justice burkinabè à ouvrir une enquête. Dans un communiqué du 3 mars, le procureur de Ouahigouya, Aly Benjamin Coulibaly, expliquait avoir été informé d' »attaques meurtrières massives » dont « le bilan provisoire d’ensemble s’établissait à environ 170 personnes exécutées ».
Selon Aly Benjamin Coulibaly, une équipe d’enquêteurs s’est rendue le 29 février dans les villages concernés afin de « procéder à toutes les constatations et de recueillir tous les éléments de preuve ». Deux mois plus tard, les auteurs de l’attaque n’ont toujours pas été identifiés.
« Les autorités ont souvent annoncé des enquêtes après des exactions ou des massacres perpétrés par les forces de sécurité. Mais il n’y a jamais eu de progrès, ni d’informations fournies à la population concernant l’avancement de ces enquêtes. Nous craignons qu’une nouvelle fois, la justice n’aboutisse pas pour les victimes et leurs familles qui ont eu le courage, malgré les souffrances et le traumatisme, de se rendre à la gendarmerie pour témoigner », affirme Carine Kaneza Nantulya, directrice adjointe de la division Afrique de Human Rights Watch.
Des massacres qui rentrent dans une stratégie militaire
Le Burkina Faso, dirigé par des militaires qui ont pris le pouvoir par la force en 2022, est confronté à des violences jihadistes attribuées à des mouvements armés affiliés à Al-Qaïda et au groupe État islamique, ainsi qu’aux représailles attribuées aux forces armées et leurs supplétifs, qui ont fait près de 20 000 morts et plus de deux millions de déplacés depuis 2015.
ONG internationales et locales mettent régulièrement en cause les forces de sécurité dans des exactions voire des tueries commises contre des civils accusés de collaborer avec les groupes armés. Il y a un peu plus d’un an jour pour jour, le 20 avril 2023, des soldats ont tué 83 hommes, 28 femmes et 45 enfants, brûlé des maisons et pillé des biens dans le village de Karma et ses environs, dans cette même province du Yatenga.
« C’est la réalité du conflit au Burkina Faso : des populations civiles prises entre le marteau et l’enclume, victimes à la fois de leurs propres forces de sécurité censées les protéger et des groupes islamistes armés », souligne Carine Kaneza Nantulya.
« L’État burkinabè n’est pas présent dans ces zones si ce n’est à travers des opérations militaires. Si un chef de village décide d’informer les autorités des mouvements des jihadistes, il n’est pas certain que l’armée sera ensuite en mesure de protéger la population », résume Wassim Nasr.
Selon les experts interrogés par France 24, la répétition et l’ampleur des massacres attribués à l’armée burkinabè laissent penser à une tactique assumée de la part des forces de sécurité.
« Ces exactions semblent faire partie d’un plan de lutte contre le terrorisme qui ne respecte pas les droits humains et le droit international humanitaire », estime Carine Kaneza Nantulya. « Au vu de la fréquence et de la gravité de ces massacres, on atteint ici le niveau de crimes contre l’humanité. »
« On vu la même chose se produire au Mali avec une stratégie militaire de représailles contre les civils censées les dissuader de soutenir les jihadistes », pointe Wassim Nasr. Et d’ajouter : « Sauf que cela ne marche pas. Au contraire, on constate que le recrutement grimpe en flèche dans les rangs des groupes armés et mène à une situation où les jihadistes finissent par se présenter comme les défenseurs des populations civiles. »
France24