De plus en plus de témoignages rapportent l’usage de pratiques violentes des gardes-côtes tunisiens visant les migrants qui cherchent à embarquer dans des bateaux pour quitter la Tunisie, où le climat de racisme à l’égard des Africains sub-sahariens pousse de nombreux exilés à fuir le pays.
Des moteurs confisqués, des canots laissés à la dérive, des manœuvres dangereuses provoquant la panique à bord… Les témoignages faisant état des pratiques violentes des gardes-côtes tunisiens à l’encontre des migrants qui tentent de rejoindre l’Europe sur des embarcations de fortune se multiplient depuis le discours virulent prononcé par le président Kaïs Saïed, en février, visant ces exilés subsahariens.
Dans plusieurs cas, rapportés récemment par le site InfoMigrants [média auquel participe France 24], les naufrages résultant de ces violences ont causé la mort de plusieurs migrants, dont de jeunes enfants, embarqués sur ces canots de fortune en direction des côtes européennes.
Le 22 juin, une embarcation de 97 personnes a chaviré au large de Sfax, dans le centre-est de la Tunisie. Seule une vingtaine de migrants auraient été secourus. D’après l’une des rares survivantes, dont InfoMigrants a recueilli le récit auprès de l’Association camerounaise de la diaspora en Tunisie (Acadit), les gardes-côtes tunisiens ont lancé du « gaz lacrymogène » dans l’embarcation provoquant une panique à bord et le naufrage du canot.
« Les gardes-côtes tournaient autour du bateau pour faire des vagues »
Cette mère de famille camerounaise a perdu son fils de 5 ans lors de ce drame. Elle raconte que « les gardes-côtes tournaient autour du bateau pour faire des vagues. Et puis qu’ils avaient lancé à plusieurs reprises du gaz lacrymogène dans l’embarcation. Il y a eu un mouvement de panique et le canot s’est retourné ». À bord du même bateau avec ses deux jumeaux, une autre femme a signalé la mort de l’un de ses enfants dans le naufrage.
« Quand ils [les garde-frontières] agitent l’eau, les gens paniquent et le bateau se retourne. Ils peuvent porter secours à certaines personnes, mais ils ne peuvent pas sortir tout le monde », confiait à InfoMigrants en avril, Kalilou, un migrant Ivoirien.
D’autres exilés en contact avec cette rédaction spécialisée assurent que les autorités volent parfois les moteurs des canots, les laissant dériver en pleine mer. Une méthode d’interception particulièrement dangereuse, déjà employée par les gardes-côtes libyens au large de leurs côtes pour stopper la route des migrants.
Contactés par France 24 et InfoMigrants, les gardes maritimes de Sfax n’ont pas souhaité répondre aux questions de nos journalistes.
Aide financière de la France et l’UE
Les témoignages de ces dérives au large de la Tunisie viennent confirmer les alertes lancées par des ONG et associations humanitaires dès le mois de décembre.
Une cinquantaine d’entre elles avaient alors dénoncé dans une tribune la violence des gardes-côtes tunisiens pendant les interceptions en Méditerranée, évoquant des « coups de bâton, tirs en l’air ou en direction du moteur, attaques au couteau, manœuvres dangereuses pour tenter de couler les bateaux, demande d’argent en échange d’un sauvetage… »
Selon ces ONG, « ces attaques se sont accélérées au cours des derniers mois [de 2022], ciblant à la fois les personnes migrantes, qu’elles soient tunisiennes ou étrangères ».
Dans cette tribune ces organisations déclaraient aussi ne pas considérer la Tunisie comme un lieu de débarquement sûr pour les exilés secourus en Méditerranée et demandaient à l’Union européenne « de retirer les accords » passés avec les autorités tunisiennes en matière de lutte contre l’immigration clandestine.
Depuis, mi-juin, une enveloppe de 105 millions d’euros a été promise par la Commission européenne pour soutenir la Tunisie dans la lutte « contre l’immigration irrégulière ». Ce à quoi s’ajoute l’octroi par la France de près de 26 millions d’euros, annoncé en grande pompe par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à Tunis le 19 juin.
Kaïs Saïed réitère ses propos anti-migrants
La Tunisie fait face à une hausse spectaculaire des départs en bateau depuis ses côtes vers l’Europe. Les traversées de la Méditerranée centrale ont augmenté de près de 300 % entre janvier et mai 2023, selon l’agence européenne de surveillance des frontières Frontex. Les chiffres les plus élevés jamais enregistrés depuis 2019.
« La grande majorité des départs depuis les côtes africaines depuis le début de l’année 2023 sont liés à la situation en Tunisie », explique à France 24 Matthieu Tardis, codirecteur du centre de recherche spécialisé Synergies migrations. « La montée du racisme anti-noir à l’encontre des migrants subsahariens, appuyé par le discours du président Kaïs Saïed et suivi des violences contre les migrants présents dans le pays, ont précipité leur départ vers l’Europe ».
« Depuis novembre, nous avons remarqué davantage d’arrivées de migrants d’Afrique subsaharienne que de Tunisiens [par la route tunisienne] », « plus sûre que la route libyenne car plus courte », observe également un porte-parole de l’Organisation internationale pour les Migrations (OMI), Flavio Di Giacomo auprès de l’AFP. Un phénomène dû selon lui « aux fortes discriminations que les migrants d’Afrique subsaharienne subissent en Tunisie, qu’ils fuient par conséquent ».
Un phénomène qui ne devrait pas s’arranger au vu des dernières sorties du président tunisien. Kaïs Saïed a réitéré lundi son opposition à la présence de migrants subsahariens, allant jusqu’à parler cette fois de migrants qui « terrorisent » les citoyens tunisiens. En février, il avait affirmé que la présence de « hordes » d’immigrés clandestins venant d’Afrique subsaharienne était source de « violence et de crimes » dans son pays.
Un discours qui intervient au lendemain de manifestations hostiles aux migrants à Sfax, l’une des principales villes de départs pour les traversées illégales vers l’Europe, et alors que les témoignages d’agressions de migrants subsahariens se multiplient.
Naufrages en hausse et embarcations de plus en plus fragiles
En parallèle, l’utilisation d’embarcations moins chères mais nettement plus fragiles a rendu les traversées de la Méditerranée plus dangereuses. Les trafiquants emploient maintenant « des esquifs en métal construits en moins d’une journée sur les plages pour environ 1 000 euros l’unité », révèle encore InfoMigrants.
Ces bateaux mal soudés, particulièrement empruntés depuis la Tunisie, sont encore plus instables que les longues barques en bois ou les canots pneumatiques, déjà très dangereux face aux vagues méditerranéennes. Seuls 20 centimètres « séparent les migrants de l’eau. À la première vague qui arrive sur le bateau, il coule immédiatement », prévient Jean Janssen, de l’ONG de sauvetage en Méditerranée ResQship.
Ces embarcations contribuent, elles aussi, tant à la montée en flèche des départs qu’à la hausse des naufrages. Pour le dramatique naufrage du 22 juin, InfoMigrants estime le nombre de morts à environ soixante-dix. Le 9 juin, ce sont les corps de neuf Africains subsahariens partis de la ville de Teboulba qui ont été récupérés en Méditerranée. Avant cela, plus de 70 migrants ont péri près des côtes tunisiennes après une série de naufrages en avril.
La Garde nationale tunisienne affirmer quant à elle avoir secouru ou intercepté 14 406 personnes, dont 13 138 originaires d’Afrique subsaharienne, au cours des trois premiers mois de l’année 2023.
France 24